Lot Essay
« Je veux que ma rue soit folle, que mes chaussées, boutiques et immeubles entrent dans une danse folle. »
Jean Dubuffet
En février 1961, pour la première fois depuis sept ans, Jean Dubuffet fait un long séjour à Paris. Les années qu’il venait de passer à la campagne l’avaient conduit à la contemplation des sols, à l’exploration du règne minéral, des textures et des matières. Texturologies, Topographies ou Matériologies : la palette s’était estompée jusqu’à devenir austère et Dubuffet avait réduit la figure humaine à la portion congrue, « comme s’il était entré dans les ordres rustiques », dira Max Loreau (Catalogue des travaux de Jean Dubuffet – Paris Circus, Paris, 1989, p. 9). Le retour à la capitale est un choc. La ville a changé ; elle bouillonne, elle s’agite, elle vibre à mille à l’heure. Sur les Grands Boulevards, les automobiles foncent à vive allure, tandis que les devantures des magasins rivalisent d’audaces chromatiques pour attirer à elles les passants affairés.
Cette redécouverte va conduire Jean Dubuffet à prendre un tournant nouveau dans son œuvre. Ce virage prendra le nom de Paris Circus, cycle qui occupera l’artiste jusqu’en juillet 1962. « Je me vis saisi à Paris d’une aspiration (…) à revenir aux fêtes urbaines de la rue, dont j’avais, depuis grand nombre d’années, de dérive en dérive, interrompu ma célébration. Dont il résulta pour mes peintures un brusque renouvellement, non seulement dans leurs thèmes – devenus les autobus, les défilés de piétons et de voitures, les vitrines de boutiques ou les grands magasins – mais aussi dans leur coloris où réapparurent les couleurs bariolées. » (« Biographie au pas de course » in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants 4, Paris, 1995, p. 508). Abandonnant les bruns, les ocres et les tons sourds qui avaient caractérisé ses œuvres de la décennie précédente, l’artiste effectue alors un retour triomphant aux couleurs vives, propres à rendre compte de l’agitation urbaine. La palette avec laquelle est réalisée Rue Montmartre (la Paltoque) est à ce titre emblématique : couvrant tout le spectre des possibles, Dubuffet jette à tous crins sur le papier les rouges vifs, les jaune soleil, les bleus tantôt profonds, tantôt lumineux, les verts, les roses, les orangés ; jaillissant tous ensemble dans un magma étincelant.
Rue Montmartre (la Paltoque) fait partie d’une série de seulement vingt-deux gouaches réalisées entre juin et juillet 1962 qui entrainent le spectateur dans une joyeuse déambulation à travers le Paris populaire : Rue Saint-Lazare (La Gratouille), Chaussée d’Antin (voyages, manteaux), Carrefour Châteaudun (Le Faisandé), entre autres. On y découvre des personnages en mouvement et des enseignes dont les noms permettent à Jean Dubuffet de donner libre cours à sa verve toute rabelaisienne : « Société la gratinée », « L’enflure » ; « Le sagouin » ; et jusqu’à « La Paltoque », probable déclinaison du paltoquet, qui offre son nom à l’œuvre. Ailleurs, ce sont des chiffres qui jaillissent comme autant des prix criés par des commerçants gouailleurs : « Occasions 2,30 » lit-on ici par exemple. Nous sommes au cœur des Trente Glorieuses, rue Montmartre, à deux pas des Halles. Où y sent presque encore le goût de ce Paris que décrivait Zola quelques décennies plus tôt : « Rue Montmartre, il y avait encore de bien belles épiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des étalages de volailles et de gibier très réjouissants, des marchands de conserves, à la porte desquels des barriques défoncées débordaient d’une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure » (E. Zola, Le Ventre de Paris, Paris, 1873, p. 215).
Par son traitement plastique et formel, Rue Montmartre (la Paltoque) se révèle un formidable condensé de la trajectoire artistique de Jean Dubuffet, donnant à voir une relecture des travaux précédents en même temps qu’une anticipation, à bien des égards, des cycles à venir. Ainsi, comme dans les autres œuvres de Paris Circus, la frontalité avec laquelle l’artiste décrit la ville en abolissant les perspectives s’inscrit dans le prolongement des vues de Paris réalisées en 1943-1944. En outre, l’approche de la composition en all-over, abolissant les notions de premier et d’arrière-plan, fait suite aux proliférations minérales et végétales des années 1950. Mais dans la manière qu’a l’artiste de découper l’espace en un réseau de cellules autonomes, liées les unes aux autres par un continuum de lignes, on sent déjà poindre ici la prolifération visuelle qui sera celle de l’Hourloupe et qui verra le jour en ce même mois de juillet 1962. Enfin, et c’est là que Rue Montmartre (la Paltoque) se distingue de ses sœurs réalisées au même moment, la virtuosité et le délié du trait de gouache noire qui parcourt l’œuvre de part en part, envahissant tout l’espace en de folles circonvolutions, se superposant aux formes et aux écritures, confère à l’œuvre une dimension en partie abstraite qui anticipe les œuvres ultimes de Jean Dubuffet, Non-lieux commencés en avril 1984 et qui accompagneront l’artiste jusqu’à sa disparition l’année suivante.
“I want my street to be mad, my streets, shops and buildings to enter a mad dance”.
Jean Dubuffet
In February 1961, for the first time in seven years, Jean Dubuffet stayed in Paris for an extended period. The years he had just spent in the country had led him to contemplate soils, explore the mineral world, textures and materials. Texturologies, Topographies or Matériologies: Dubuffet had subdued his palette almost to austerity and drastically reduced the place of the human figure, “as if he had taken the rustic holy orders”, said Max Loreau (Catalogue of the woks of Jean Dubuffet – Paris Circus, Paris, 1989, p. 9). His return to the capital is a shock. The city has changed; it seethed, it vibrated, it moved at a hundred miles an hour. On the Grand Boulevards, cars drove at high speed, while shop windows vied with bold colours to attract busy passers-by.
This rediscovery would lead Jean Dubuffet to take a new turn in his work. The artist worked until July 1962 on this cycle entitled Paris Circus. “In Paris, I was seized with an aspiration (…) to go back to urban street parties; for a great number of years, I had gradually drifted away from their celebration. A sudden renewal appeared in my paintings, not only in their themes – buses, throngs of pedestrians and cars, shop windows or department stores – but also in the reappearance of bright colours”. (« Biographie au pas de course » in J. Dubuffet, Prospectus et tous les écrits suivants 4, Paris, 1995, p. 508). Abandoning the browns, ochre and muted tones that marked his works of the previous decade, the artist returned triumphantly to bright colours, best suited to rendering the city’s agitation. The palette of Rue Montmartre (la Paltoque) is emblematic of this: covering all the spectrum of possibilities, Dubuffet throws together bright reds, sunny yellows, blues that are time deep, time luminous, greens, pinks and orange tones; all springing together to form a blazing magma.
Rue Montmartre (la Paltoque) is part of a series of only twenty-two gouaches made in June and July 1962; the series takes the viewer on a merry stroll through working-class Paris: Rue Saint-Lazare (La Gratouille/The Itch), Chaussée d’Antin (voyages, manteaux/ travel, coats), Carrefour Châteaudun (Le Faisandé/ Gamy), among others. It depicts moving figures and trade signs with names that give Jean Dubuffet the opportunity to express his creative and robust humour and play on words: “Société la gratinée” (Company a bitch), “ L’enflure” (the scumbag), “Le sagouin” (the sloven) and finally “La Paltoque”, giving its title to the work, probably derived from paltoquet (lout). Elsewhere, numbers appear like prices shouted by bantering shopkeepers touting their wares: “Second-hand 2.30”, as here for example. We are at the height of the thirty post-war boom years, on rue Montmartre, a few steps away from Les Halles. One can almost feel the taste of Paris described by Zola a few decades earlier: “Rue Montmartre, there were still some fine grocers, restaurants with wonderful smells wafting from basement windows, appetizing poultry and game displays, preserve sellers, with open barrels bursting with yellow pickled cabbage at their door, torn like old guipure lace” (Emile Zola, Le Ventre de Paris, (The Belly of Paris) Paris, 1873, p. 215).
The artistic and formal treatment of Rue Montmartre (la Paltoque) makes it a remarkable summary of Jean Dubuffet’s artistic career, reinterpreting his previous work and in many ways anticipating future cycles. As in the other works in Paris Circus, the frontal way in which the artist describes the city and abolishes perspectives is in line with his views of Paris from 1943-1944. Additionally, the all-over approach to the composition, abolishing the notions of foreground and background, corresponds to the mineral and vegetable proliferations of the 1950s. But in the way the artist divides space into a network of autonomous cells, linked to each other by a continuum of lines, we can already sense the visual proliferation of L’Hourloupe, which he started working on in the same month, July 1962. Finally, this is where Rue Montmartre (la Paltoque) stands out from its sister gouaches created at the same time, the virtuosity of the black gouache line running through the work from side to side, invading the space with frantic convolutions superimposed over shapes and writings, gives the work a partly abstract dimension, anticipating Jean Dubuffet’s final works, Non-lieux, begun in 1984, on which the artist would work until his death the following year.
Jean Dubuffet
En février 1961, pour la première fois depuis sept ans, Jean Dubuffet fait un long séjour à Paris. Les années qu’il venait de passer à la campagne l’avaient conduit à la contemplation des sols, à l’exploration du règne minéral, des textures et des matières. Texturologies, Topographies ou Matériologies : la palette s’était estompée jusqu’à devenir austère et Dubuffet avait réduit la figure humaine à la portion congrue, « comme s’il était entré dans les ordres rustiques », dira Max Loreau (Catalogue des travaux de Jean Dubuffet – Paris Circus, Paris, 1989, p. 9). Le retour à la capitale est un choc. La ville a changé ; elle bouillonne, elle s’agite, elle vibre à mille à l’heure. Sur les Grands Boulevards, les automobiles foncent à vive allure, tandis que les devantures des magasins rivalisent d’audaces chromatiques pour attirer à elles les passants affairés.
Cette redécouverte va conduire Jean Dubuffet à prendre un tournant nouveau dans son œuvre. Ce virage prendra le nom de Paris Circus, cycle qui occupera l’artiste jusqu’en juillet 1962. « Je me vis saisi à Paris d’une aspiration (…) à revenir aux fêtes urbaines de la rue, dont j’avais, depuis grand nombre d’années, de dérive en dérive, interrompu ma célébration. Dont il résulta pour mes peintures un brusque renouvellement, non seulement dans leurs thèmes – devenus les autobus, les défilés de piétons et de voitures, les vitrines de boutiques ou les grands magasins – mais aussi dans leur coloris où réapparurent les couleurs bariolées. » (« Biographie au pas de course » in J. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants 4, Paris, 1995, p. 508). Abandonnant les bruns, les ocres et les tons sourds qui avaient caractérisé ses œuvres de la décennie précédente, l’artiste effectue alors un retour triomphant aux couleurs vives, propres à rendre compte de l’agitation urbaine. La palette avec laquelle est réalisée Rue Montmartre (la Paltoque) est à ce titre emblématique : couvrant tout le spectre des possibles, Dubuffet jette à tous crins sur le papier les rouges vifs, les jaune soleil, les bleus tantôt profonds, tantôt lumineux, les verts, les roses, les orangés ; jaillissant tous ensemble dans un magma étincelant.
Rue Montmartre (la Paltoque) fait partie d’une série de seulement vingt-deux gouaches réalisées entre juin et juillet 1962 qui entrainent le spectateur dans une joyeuse déambulation à travers le Paris populaire : Rue Saint-Lazare (La Gratouille), Chaussée d’Antin (voyages, manteaux), Carrefour Châteaudun (Le Faisandé), entre autres. On y découvre des personnages en mouvement et des enseignes dont les noms permettent à Jean Dubuffet de donner libre cours à sa verve toute rabelaisienne : « Société la gratinée », « L’enflure » ; « Le sagouin » ; et jusqu’à « La Paltoque », probable déclinaison du paltoquet, qui offre son nom à l’œuvre. Ailleurs, ce sont des chiffres qui jaillissent comme autant des prix criés par des commerçants gouailleurs : « Occasions 2,30 » lit-on ici par exemple. Nous sommes au cœur des Trente Glorieuses, rue Montmartre, à deux pas des Halles. Où y sent presque encore le goût de ce Paris que décrivait Zola quelques décennies plus tôt : « Rue Montmartre, il y avait encore de bien belles épiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des étalages de volailles et de gibier très réjouissants, des marchands de conserves, à la porte desquels des barriques défoncées débordaient d’une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure » (E. Zola, Le Ventre de Paris, Paris, 1873, p. 215).
Par son traitement plastique et formel, Rue Montmartre (la Paltoque) se révèle un formidable condensé de la trajectoire artistique de Jean Dubuffet, donnant à voir une relecture des travaux précédents en même temps qu’une anticipation, à bien des égards, des cycles à venir. Ainsi, comme dans les autres œuvres de Paris Circus, la frontalité avec laquelle l’artiste décrit la ville en abolissant les perspectives s’inscrit dans le prolongement des vues de Paris réalisées en 1943-1944. En outre, l’approche de la composition en all-over, abolissant les notions de premier et d’arrière-plan, fait suite aux proliférations minérales et végétales des années 1950. Mais dans la manière qu’a l’artiste de découper l’espace en un réseau de cellules autonomes, liées les unes aux autres par un continuum de lignes, on sent déjà poindre ici la prolifération visuelle qui sera celle de l’Hourloupe et qui verra le jour en ce même mois de juillet 1962. Enfin, et c’est là que Rue Montmartre (la Paltoque) se distingue de ses sœurs réalisées au même moment, la virtuosité et le délié du trait de gouache noire qui parcourt l’œuvre de part en part, envahissant tout l’espace en de folles circonvolutions, se superposant aux formes et aux écritures, confère à l’œuvre une dimension en partie abstraite qui anticipe les œuvres ultimes de Jean Dubuffet, Non-lieux commencés en avril 1984 et qui accompagneront l’artiste jusqu’à sa disparition l’année suivante.
“I want my street to be mad, my streets, shops and buildings to enter a mad dance”.
Jean Dubuffet
In February 1961, for the first time in seven years, Jean Dubuffet stayed in Paris for an extended period. The years he had just spent in the country had led him to contemplate soils, explore the mineral world, textures and materials. Texturologies, Topographies or Matériologies: Dubuffet had subdued his palette almost to austerity and drastically reduced the place of the human figure, “as if he had taken the rustic holy orders”, said Max Loreau (Catalogue of the woks of Jean Dubuffet – Paris Circus, Paris, 1989, p. 9). His return to the capital is a shock. The city has changed; it seethed, it vibrated, it moved at a hundred miles an hour. On the Grand Boulevards, cars drove at high speed, while shop windows vied with bold colours to attract busy passers-by.
This rediscovery would lead Jean Dubuffet to take a new turn in his work. The artist worked until July 1962 on this cycle entitled Paris Circus. “In Paris, I was seized with an aspiration (…) to go back to urban street parties; for a great number of years, I had gradually drifted away from their celebration. A sudden renewal appeared in my paintings, not only in their themes – buses, throngs of pedestrians and cars, shop windows or department stores – but also in the reappearance of bright colours”. (« Biographie au pas de course » in J. Dubuffet, Prospectus et tous les écrits suivants 4, Paris, 1995, p. 508). Abandoning the browns, ochre and muted tones that marked his works of the previous decade, the artist returned triumphantly to bright colours, best suited to rendering the city’s agitation. The palette of Rue Montmartre (la Paltoque) is emblematic of this: covering all the spectrum of possibilities, Dubuffet throws together bright reds, sunny yellows, blues that are time deep, time luminous, greens, pinks and orange tones; all springing together to form a blazing magma.
Rue Montmartre (la Paltoque) is part of a series of only twenty-two gouaches made in June and July 1962; the series takes the viewer on a merry stroll through working-class Paris: Rue Saint-Lazare (La Gratouille/The Itch), Chaussée d’Antin (voyages, manteaux/ travel, coats), Carrefour Châteaudun (Le Faisandé/ Gamy), among others. It depicts moving figures and trade signs with names that give Jean Dubuffet the opportunity to express his creative and robust humour and play on words: “Société la gratinée” (Company a bitch), “ L’enflure” (the scumbag), “Le sagouin” (the sloven) and finally “La Paltoque”, giving its title to the work, probably derived from paltoquet (lout). Elsewhere, numbers appear like prices shouted by bantering shopkeepers touting their wares: “Second-hand 2.30”, as here for example. We are at the height of the thirty post-war boom years, on rue Montmartre, a few steps away from Les Halles. One can almost feel the taste of Paris described by Zola a few decades earlier: “Rue Montmartre, there were still some fine grocers, restaurants with wonderful smells wafting from basement windows, appetizing poultry and game displays, preserve sellers, with open barrels bursting with yellow pickled cabbage at their door, torn like old guipure lace” (Emile Zola, Le Ventre de Paris, (The Belly of Paris) Paris, 1873, p. 215).
The artistic and formal treatment of Rue Montmartre (la Paltoque) makes it a remarkable summary of Jean Dubuffet’s artistic career, reinterpreting his previous work and in many ways anticipating future cycles. As in the other works in Paris Circus, the frontal way in which the artist describes the city and abolishes perspectives is in line with his views of Paris from 1943-1944. Additionally, the all-over approach to the composition, abolishing the notions of foreground and background, corresponds to the mineral and vegetable proliferations of the 1950s. But in the way the artist divides space into a network of autonomous cells, linked to each other by a continuum of lines, we can already sense the visual proliferation of L’Hourloupe, which he started working on in the same month, July 1962. Finally, this is where Rue Montmartre (la Paltoque) stands out from its sister gouaches created at the same time, the virtuosity of the black gouache line running through the work from side to side, invading the space with frantic convolutions superimposed over shapes and writings, gives the work a partly abstract dimension, anticipating Jean Dubuffet’s final works, Non-lieux, begun in 1984, on which the artist would work until his death the following year.